mercredi 22 février 2012

L’homme qui plante des cèdres

« Les arbres sont des poèmes que le ciel écrit sur la terre, et nous les coupons pour en faire du papier sur lequel nous transcrivons notre vide et notre débilité »
Sable et écume- Khalil Gibran
 
Face à la déforestation massive des montagnes libanaises, et en particulier face à la disparition progressive du cèdre, un homme, parmi d’autres, a relevé le défi de reboiser les collines de son enfance. Youssef Tawk, originaire de la région de Becharré qui abrite la plus ancienne et la plus mythique forêt de cèdres du pays, plante, contre vents et marées, avec une patience infinie, cèdre après cèdre, jour après jour, espérant donner aux générations futures la chance de connaître et de chérir à nouveau l’arbre emblématique de leur nation. 


En découvrant les montagnes arides du Liban, le cèdre se fait discret, voire invisible. De la splendeur d’une terre autrefois couverte de magnifiques cédraies, telles que notre imagination fertile se plait encore à nous les présenter,  il ne reste aujourd’hui plus que quelques lambeaux épars. Au risque de voir disparaître son emblème national, le Liban n’a pas su contrecarrer l’exploitation abusive de ses forêts au cours des siècles, même si des initiatives marquantes, mais ponctuelles, ont tenté en leur temps de freiner le cours des choses. On se souvient des efforts du leader druze Walid Joumblatt durant la guerre civile (1975-1990), qui avait fait creuser des tranchées et miner les alentours d’une forêt pour la protéger. Ou, plus loin dans le temps, l’intervention de la Reine Victoria qui, en 1876, fit édifier un mur d’enceinte autour da la forêt de cèdres de Becharré pour la protéger des prédateurs –ongulés ou bucherons avides.
Pourtant, depuis quelques années, quelque chose dans le paysage a changé.  Les flancs des montagnes resplendissent à nouveau de la verdoyante ardeur des jeunes cédraies. Grâce aux efforts conjugués d’individus opiniâtres et de petites associations, la forêt repousse. Ainsi, près de trois millions d’arbres prospèrent aujourd’hui dans la réserve de Chouf-Barouk Ain Zhalta, au sud  du pays. De même, cent mille jeunes cèdres commencent à pointer leur nez sur les hauteurs de Becharré, au nord du Liban, au côté de leurs ancêtres millénaires.


La forêt relique de Becharré
Véritable relique d’une ère révolue, la forêt de Becharré est la plus ancienne, mais aussi la plus célèbre forêt de cèdres du pays, que tout Libanais se doit d’honorer au moins une fois dans sa vie. Cette survivante ne compte que trois cent soixante quinze cèdres, mais deux d’entre eux ont plus de trois mille ans, dix dépassent assurément le millier d’années, alors que les plus « jeunes » ont au moins trois siècles ! Ces patriarches à la fière allure – illustrant la puissance et la noblesse d’un arbre évoqué par moins de soixante dix-sept  fois dans la Bible, confèrent au lieu son incontestable majesté et se posent comme les ambassadeurs de leur espèce. Cette forêt mythique doit son existence et sa longévité exceptionnelle à la présence d’une cavité souterraine où elle puise l’humidité indispensable à sa survie, mais aussi à des protections sévères, notamment de la part de l’Eglise Chrétienne Maronite qui la vénère comme un sanctuaire. Pour les Libanais, c’est en effet dans cette forêt, appelée « Arz Al Rabb » (Cèdres du Seigneur) que serait intervenue la Transfiguration du Christ ! Au milieu de la forêt se dresse une petite chapelle où, chaque année, le 6 Aout, un pèlerinage  commémore l’événement.
Malgré ce destin fabuleux, la forêt de Becharré a du mal à se régénérer naturellement depuis quelques décennies; les arbres sont vieux, certains malades et les conditions climatiques propices à sa vitalité ne sont plus optimales.  Le cèdre doit recevoir un mélange de pluie, de neige et de givre pendant plusieurs jours consécutifs pour que ses graines puissent se disséminer, et le froid en hiver, tout comme la brume en été, sont indispensables à sa survie. Le climat change et l’avenir du cèdre est incertain. Aussi, planter de nouveaux arbres, à la force des poignets et de la volonté, est devenu, par endroit, la seule alternative possible. C’est à cette tâche titanesque et urgente, que Youssef Tawk, natif de Becharré, a décidé de consacrer sa vie.

 Visage sculpté d’un patriarche qui aurait pu servir de modèle au « Prophète » de  Khalil Gibran, tout comme lui originaire de la région, barbe grise et yeux vifs, Youssef , la cinquantaine, arbore la sagesse d’un philosophe qui a su tirer les leçons de la vie tout en gardant l’enthousiasme de l’enfant qui croit encore à la beauté du monde. Youssef, ou « Dr Youssef », appellation qu’il doit à sa qualité de médecin du village et à son labeur dans l’hôpital où il passe une grande  partie de son temps, se veut être un homme ordinaire et n’aime pas que l’on vante ses mérites. Ce qu’il fait, somme toute, lui semble bien « naturel ». Alors, il plante des arbres. Tant qu’il peut, où il peut, dès qu’il peut. Des cèdres, en priorité, mais aussi toutes les espèces locales qui contribuent à enrichir l’équilibre originel des lieux. Un travail de fourmi qu’il débute il y a près de vingt ans, à son retour d’une mission humanitaire en Afrique qui change résolument sa vision du monde. C’est en février 1990, quelques mois avant la fin de la guerre. Il commence par créer le Comité de Sauvegarde pour l’Environnement de Becharré (CSEB) en 1991, pour débarrasser en urgence le village des poubelles accumulées durant la guerre. Puis, contemplant ses montagnes, il réalise qu’il y manque fondamentalement « quelque chose ». Guidé par son instinct et la présence des cèdres millénaires, il sème ses premières graines sur les pentes rocailleuses au dessus de son village. Pas une ne pousse ! Pourtant, il sait qu’il agit dans le bon sens. Il abandonne pour un temps son métier de médecin pour se consacrer entièrement à sa nouvelle mission : planter des arbres. «Il y a des races de planteurs, et je suis de ceux-là !  Je ne plante pas pour moi, mais pour les générations futures. Il faut cinquante ans à un cèdre pour arriver à maturité ! Planter aujourd’hui, c’est investir dans l’avenir tout en cultivant la mémoire du passé ».
 Les premières années Youssef n’obtient pas le moindre résultat.  « Lorsque nous avons débuté nos campagnes de reboisement dans les années 1990, nous avions un taux d’échec effrayant, car nous n’avions aucune expérience, ni aucune référence en la matière. Pas un arbre qui ait tenu plus de trois ans ! J’étais désespéré, d’autant plus que les vieux cèdres de la forêt de Becharré n’avaient pas de descendance » se souvient-il. Le terrain, au sens propre comme au sens figuré, n’est pas favorable à l’époque. Il n’y a pas de loi, les mentalités ne sont pas prêtes et l’environnement n’est pas une priorité. Le pays construit à tout va, rendant les espaces de natures vulnérables. « Nos avons dû nous battre contre les bergers qui ne voulaient rien entendre au reboisement, implorer les autorités pour  nous aider à protéger les coins verts et les jeunes cédraies. Nous avons eu à faire à de nombreux « malfaiteurs » qui nous mettaient sans cesse des bâtons dans les roues…. Il fallait beaucoup de volonté et de force. Il fallait donner beaucoup de soi-même. »

Un dur labeur
Durant les cinq premières années, les résultats sont juste suffisants pour l’encourager à ne pas abandonner. Peu à peu, avec sa propre expérience - car personne ne savait vraiment comment planter des cèdres, Youssef apprend à écouter et à respecter les règles invisibles de la nature. « Pour avoir des chances que la graine  prenne bien, il faut préparer les sols avec d’autres arbres, ou encore labourer exclusivement dans le sens de la pente, afin d’éviter que les graines ne pourrissent par excès d’humidité » explique-t-il avec patience. Aujourd’hui, après des années de labeur et de tâtonnements,  80 % des arbres plantés parviennent à passer le cap fatidique des premières années. La nature pourvoit au reste. Le résultat des efforts est désormais visible : des milliers de petits cèdres qui pointent leur nez un peu partout sur la montagne. C’est un premier succès, même si rien n’est définitivement acquis, comme le souligne Youssef : « La région reste soumise à de fortes pressions immobilières et touristiques et le reboisement n’est toujours pas prioritaire. Mais tant que je serai vivant, je me battrai pour protéger les arbres! »

Planter pour l’avenir
Ce que l’on ne perçoit pas toujours c’est la corrélation entre la disparition des forêts et la disparition des paysans. L’exode rural est l’un des problèmes majeur auquel la société libanaise est confrontée actuellement. Sans couvert forestier, les eaux ruissellent et se perdent, entrainant la terre avec elles, sans pouvoir alimenter les nappes souterraines. Sans eau et sans terre, l’agriculture est en péril et les paysans partent pour la ville. Quoique qu’il ne s’illusionne pas sur le fait de pouvoir inverser le cours des choses, Youssef continue à faire ce qu’il estime devoir faire pour être en paix avec lui-même. « C’est une forme d’égoïsme, mais du moins un égoïsme utile aux autres» plaisante-t-il. Pour dynamiser son village, il crée également une boutique alternative où se vendent des produits traditionnels du pays –huiles, miel, conserves, herbes, tisanes…ce qui permet de valoriser les savoir faire et de donner du travail à une dizaine de personnes !
Enfin, pour que l’œuvre perdure, il encourage sa fille et son gendre à fonder un centre d’accueil et d’éducation à l’écologie dans les montagnes au dessus du village de Becharré. L’Eco-club, à la fois gite et école de nature, voit le jour en 2001et propose, de façon tout à fait novatrice au Liban, des activités touristiques alternatives et un espace pédagogique dédié à l’environnement pour les enfants. « On y apprend que l’écologie n’est pas qu’une somme d’interdictions. Les enfants adorent les classes vertes durant lesquelles ils écoutent battre le cœur des arbres avec un stéthoscope, prennent des bains de boue, marchent pieds nus ou dorment dans les bois… Cela développe chez eux un sens de la nature, et un respect bien plus profond que n’importe quel précepte écologique » souligne-t-il fièrement.  

Ravi de cette transmission familiale Youssef, reste résolument optimiste pour l’avenir, même s’il doute de la faculté de l’homme à se sauver lui-même. La vie est plus forte que tout. Il sait qu’en plantant des arbres il ne changera probablement pas le monde, mais espère pouvoir offrir une chance de plus à la vie de s’exprimer.










 Cedrus Libani, le seigneur des arbres.
 Le cèdre du Liban (Cedrus Libani) fait partie de la famille des Pinacées au coté des conifères, des pins, des épicéas, des mélèzes… Il pousse à l’état naturel dans les zones montagneuses de Méditerranée entre 1200 et 2000 mètres d’altitude et préfère les terrains rocailleux où il peut s’agripper en enfonçant profondément ses racines. Doté d’un assise solide, il peut croître jusque 40 mètres, mais incline sa tête sommitale, ou la perd, vers la trentaine pour prendre sa forme tabulaire caractéristique (branches qui se développent à l’horizontal). C’est en automne (et non au printemps), que le pollen des fleurs males (chatons épais dressés sur les branches) porté par le vent fécondent les fleurs femelles. Les cônes fécondés grossissent pendant 2ans jusqu’à libérer les graines contenues dans leurs écailles. Ce n’est pas une  tache aisée pour les planteurs comme Youssef d’aller récupérer, juste au bon moment, les graines en haut des arbres. Les graines, portées par leur poids, tombent généralement à proximité de leurs géniteurs. La formation des cèdres en « familles » (un grand entouré des nombreux petits) est remarquable. La germination a lieu en février, la graine se développe lentement pour donner le temps aux racines largement plus grandes que la plantule de s’ancrer dans le sol et de trouver l’humidité nécessaire avant la venue de l’été. Les cèdres poussent d’abord lentement, puis s’élancent à partir de 7 ans, et se développent plus en largeur vers la trentaine.
La qualité du bois de cèdre, imputrescible et facilement polissable, lui a valu d’être abattu en grand nombre dès le IV ème siècle pour servir à la construction des navires phéniciens ou égyptiens ou à celle des grands temples de l’antiquité, notamment celui de Salomon. L’extension excessive de l’agriculture et de l’élevage, la convoitise des hommes qui utilisent les produits de la nature sans les lui restituer, et les guerres que ce pays a dû traverser ont fait le reste. Le cèdre figure aujourd’hui sur la liste rouge de l’UICN des espèces fortement menacées.  Le changement climatique induit aujourd’hui un risque supplémentaire. En effet, le cèdre du Liban est un arbre relique qui préfère les régions plus froides que celles où il se trouve actuellement et supporte des périodes de sécheresse assez courtes. Avec la hausse des températures, les  périodes de sécheresse plus longues et la recrudescence des feux de forêt, les conditions deviennent plus difficiles. « Bien sûr, le cèdre peut toujours tenter de s’adapter » concède Youssef « mais la question n’est pas là. La véritable question est : l’homme laissera-t-il une place pour autre chose que lui sur cette planète ? »





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